Entreprendre en famille : un patrimoine sur sol vivant
Du rififi dans nos assiettes
Alors que les placements financiers traditionnels des Français (livret A, assurance-vie) peinent à offrir un rendement productif, chacun cherche à sécuriser son épargne tandis que le taux moyen des crédits immobiliers, le coût de l’énergie et les prix des biens de première nécessité explosent. Dans le même temps, la composition des aliments devient de plus en plus opaque malgré une demande toujours croissante de traçabilité et de transparence de la part du consommateur soucieux de sa sécurité alimentaire.
Dans son Observatoire des prix 2023, l’association Familles rurales dénonce clairement une précarité alimentaire alors que l’inflation est en constante progression, notamment sur les fruits et légumes frais. Selon ce rapport « S’alimenter conformément aux préconisations du Plan national Nutrition Santé (PNNS) coûte entre 539 € et 1 297 € tous les mois à une famille de 4 personnes […] Le choix des produits reste déterminant pour limiter les hausses tout en garantissant un bon équilibre alimentaire : les fruits et légumes, qui doivent représenter 31,7 % de nos assiettes, coûtent précisément la même part dans le budget à consacrer à une alimentation saine. ».
De son côté, l’association de consommateurs UFC Que Choisir rapporte un assouplissement des règles européennes en matière de contrôle des « nouveaux OGM » depuis un arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union Européenne le 7 février 2023. En effet, si la réglementation en vigueur refusait jusqu’alors la production sur nos territoires de plantes génétiquement modifiées, elle autorise désormais l’emploi de certaines « techniques génomiques » dans la sélection variétale des végétaux cultivés à grande échelle, et dispense de tout étiquetage à destination des consommateurs.
Si le premier défi de la mère de famille est de maintenir un budget familial raisonnable et équilibré, la qualité nutritionnelle des repas devient un enjeu majeur dans ce contexte inquiétant. De son côté, le mari prévoyant cherche à résoudre une équation complexe : comment envisager la construction d’un patrimoine transmissible à ses enfants si les postes de dépenses liés au logement et à l’alimentation absorbent toute autre possibilité d’investissement financier permettant de mettre sa famille à l’abri du besoin ?
Il semblerait que Dieu mette en garde le père de famille pessimiste. Il loue l’insouciance des lys des champs qui ne se préoccupent en rien de l’avenir : « Que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous ? » (Math. VI,31).
Médiocrité subie ou qualité choisie ?
Pourtant, c’est bien « à la sueur de ton front » (Genèse III,17) que Dieu accorde à Adam son pain quotidien, avec la promesse finale de retourner à cette terre dont il fut extrait. Néanmoins, là où certains voient la terre comme cruelle complice de la punition divine, d’autres comme Jean de La Fontaine y découvrent un trésor. (Le Laboureur et ses enfants).
Car la terre n’est pas que poussière ou amas de particules inertes. Ce matériau brut de la création de l’homme est une matière vivante, fruit d’une multitude de synergies biologiques. Les efforts conjoints des micro-organismes du sol produisent un substrat riche et fertile, propice à la vie des plantes.
Les paysans des temps passés ne maîtrisaient pas la science de l’agronomie mais ils respectaient le cycle naturel des plantes et des animaux. La perpétuation de l’espèce humaine prouve l’expertise de nos ancêtres malgré l’absence de bulletins météo, d’engrais chimiques et de « techniques génomiques ». N’en déplaise à la modernité, l’esprit français reste attaché à l’héritage du « travail bien fait » de ses aïeux. Plus que jamais, la France est célébrée dans le monde entier pour la qualité des produits issus du labeur de ses paysans.
En 2010, l’UNESCO a consacré les traditions culinaires françaises, pour ce supplément d’âme qui lui appartient en propre : « Le repas gastronomique met l’accent sur le fait d’être bien ensemble, le plaisir du goût, l’harmonie entre l’être humain et les productions de la nature. […] Le repas gastronomique resserre le cercle familial et amical et, plus généralement, renforce les liens sociaux. »
Cette quête d’excellence, née du travail d’un artisan consciencieux, se diffuse à travers toute la société et devient un Patrimoine culturel immatériel vivant (PCI) aujourd’hui reconnu et valorisé par l’industrie du tourisme.
Cependant, une alimentation de qualité est rare et chère. Un jambon de cochon noir de Bigorre, élevé en liberté avec des aliments naturels garantis sans OGM, paraît inabordable pour le budget d’une famille nombreuse ordinaire. L’augmentation de la population, des contraintes économiques ou plutôt des choix stratégiques d’une volonté politique ont favorisé l’essor d’une production alimentaire industrielle bien éloignée de l’alimentation traditionnelle des Français. Là est peut-être le paradoxe de l’UNESCO puisqu’il semble impossible à la majorité des familles de perpétuer ce repas gastronomique tel que défini par l’organisation internationale :
« Le repas gastronomique doit respecter un schéma bien arrêté : il commence par un apéritif et se termine par un digestif, avec entre les deux au moins quatre plats, à savoir une entrée, du poisson et/ou de la viande avec des légumes, du fromage et un dessert [il repose sur] le choix attentif des mets parmi un corpus de recettes qui ne cesse de s’enrichir ; l’achat de bons produits, de préférence locaux dont les saveurs s’accordent bien ensemble ; le mariage entre mets et vins ; la décoration de la table ; et une gestuelle spécifique pendant la dégustation (humer et goûter ce qui est servi à table).»
En 2024, alors que le pouvoir d’achat des Français se contracte davantage encore, il est à craindre que les familles nombreuses ne soient condamnées à offrir à leurs enfants une nourriture de piètre qualité.
Mais il ne s’agit pas seulement de réduire le prix d’achat au dépend de la valeur nutritionnelle. Il convient de s’opposer aux artifices des produits frelatés : « Quel est parmi vous le père qui, si son fils lui demande du pain, lui donne une pierre ? Ou, s’il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent au lieu de poisson ? » (Luc XI,11).
Il reste alors la possibilité de choisir une ascèse sur la quantité de la nourriture consommée plutôt que sur l’authenticité des produits. La mère de famille consacre sans relâche toute son énergie à agrémenter ses plats avec cette convivialité ancestrale, loin d’être romantique. Elle s’efforce de nourrir l’âme autant que le corps par une éducation à la charité et à la tempérance au cours du repas. Car il est écrit : « L’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » (Math. IV, 4).
La famille œuvre sur plusieurs fronts pour encourager ses enfants à faire fructifier les talents que Dieu leur donne, car là se situe tout d’abord la véritable quête d’excellence de l’éducation chrétienne. Ils pourront ainsi contribuer à la restauration d’une société plus saine de corps et d’esprit : Mens sana in corpore sano.
Dans un premier temps, il est possible de minimiser le coût des nombreuses parties prenantes du circuit de transformation et de distribution des aliments. Le choix d’une consommation en vente directe auprès d’un maraîcher ou d’un éleveur garantit un meilleur rapport qualité-prix des légumes et de la viande, ainsi qu’une connaissance plus fine des conditions de production.
Une mère au foyer estimera ainsi rapidement la valeur de son investissement en misant sur des aliments principalement cuisinés à la maison. Elle appréciera de voir peu à peu ses enfants exercer à leur tour leur créativité culinaire lors de la fête des Mères ou autre occasion festive.
Enfin, la recherche d’une bonne économie familiale, l’ambition d’une bonne santé et d’une qualité de vie optimale conduisent certains à explorer plus en profondeur les bénéfices d’une auto-production de tout ou partie de leur consommation alimentaire.
Le travail en famille, un contrepoison
Vivre de la terre en autarcie au milieu des bois peut être un doux rêve, la recherche idéaliste d’un sentiment de sécurité pour fuir un monde hostile ou le travail d’un bénédictin. C’est alors une vocation spécifique pour le service de Dieu au sein d’une communauté religieuse.
Ordinairement, il n’est pas bon que l’homme soit seul, c’est pourquoi le Créateur a donné à Adam une compagne sur mesure dans une société fondée sur l’entraide mutuelle. Car les trois ou quatre générations composant une famille élargie ont en leur sein les ressources de leur propre subsistance matérielle et de leur épanouissement.
Le couple humain a été doté du pouvoir de donner la vie. De même, la nature prend soin de renouveler les générations successives des « lys des champs ». Cette métaphore n’est pas qu’une figure de style pour la famille qui comprend le sens profond de la fécondité dont Dieu a comblé l’homme et la nature, chacun dans son ordre.
La simplicité de l’alliance entre l’homme et la nature est source de vie et de prospérité, de même que la complémentarité des talents au sein du foyer chrétien. La coopération entre les générations pour le bien commun de l’ensemble de leur famille est ainsi la pierre angulaire de ce patrimoine vivant.
Plutôt qu’une économie d’échelle prônée par le secteur industriel dans une ferme des 1 000 vaches, ou des 40 000 vaches comme dans certains pays qui assumeront les conséquences de cette démesure, nous pouvons redécouvrir l’économie des synergies. Cette synergie s’inscrit dans l’optimisation des fonctions, tant pour les écosystèmes naturels comme les organismes du sol que pour le corps humain et le corps familial.
La contemplation du travail des abeilles mellifères montre toute l’efficacité de cet effort collectif pour transformer le nectar et le pollen des fleurs en nutriments de haute qualité. Or, le gourmand qui déguste sa tartine de miel ne mesure pas l’étendue de l’œuvre accomplie par ces hyménoptères. Hormis le rôle spécifique de la reine, les abeilles ouvrières accomplissent successivement les diverses fonctions de production selon les étapes de leur vie – de nourrice à gardienne de la ruche –puis la grande mission pollinisatrice de la butineuse sans qui la plupart des plantes comestibles seraient stériles.
La découverte des merveilles de la nature peut se faire à travers un écran par des documentaires pédagogiques passionnants. Rien ne peut cependant remplacer l’apprentissage au contact du réel par l’observation et l’interaction directe de chacun avec son environnement naturel. Il ne s’agit pas de tenter une reconstitution historique de La Petite Maison dans la Prairie mais de construire au sein de la famille un projet nourricier viable.
Le potager familial, un investissement réaliste et profitable
La production de légumes dans un potager familial est la source traditionnelle d’une alimentation riche en nutriments, bien que certains aspects subsistent de l’ère des chasseurs-cueilleurs.
Le degré de technicité et de savoir-faire nécessaire à la rentabilité de ce projet est variable selon la cohérence de la méthode choisie. L’investissement initial en terre, en temps, en énergie est proportionnel aux ressources dont la famille dispose déjà et qu’elle peut raisonnablement mobiliser. Bien que certains organismes envisagent la taxation de ces dons gratuits de notre environnement naturel (sous prétexte de « compensation écologique »), il est encore possible aujourd’hui de considérer la valeur marchande du jardin de sa résidence principale ou secondaire sous l’angle d’un complément de revenus nets d’impôts, en légumes « sonnants et trébuchants ».
Le Ciel se charge de fournir l’énergie solaire et hydraulique nécessaire, il nous incombe d’apprendre à mieux connaître ces « services écosystémiques » qui sont des bienfaits de la nature, puis d’organiser et structurer cette entreprise familiale.
L’observation du cycle complet de culture d’un légume montre qu’une graine minuscule de laitue produit non seulement une belle quantité de salades mais aussi potentiellement des milliers de nouvelles graines reproductibles. Une simple pomme de terre qui a germé dans le placard de la cuisine, posée en terre (ou même sur terre sous du foin) peut produire dix fois son propre poids en nutriments, glucides, protéines et lipides nécessaires au maintien de nos fonctions vitales et à la croissance des enfants.
Un lopin de terre bien géré peut produire jusqu’à 4 kg de récolte par m2. Cela résulte de la succession de plusieurs cultures au même endroit au fil des saisons, de cultures intercalaires ou d’essais réussis de cultures en strates pour optimiser chaque rayon de soleil via le miracle de la photosynthèse. Chacun choisira d’implanter en priorité ou exclusivement des légumes à haute valeur ajoutée : un jardin familial peut être bien plus concurrentiel sur les haricots verts et les tomates de haute qualité gustative et nutritionnelle.
L’esprit humain semble intarissable pour découvrir de nouvelles variétés à bon rendement, des techniques de culture innovantes permettant de produire beaucoup de nourriture tout en économisant son énergie. De nombreux témoignages sont disponibles à travers des livres ou des vidéos sur Internet : permaculture, agroforesterie, maraîchage bio-intensif ou sur sol vivant, syntropie…
Du verger-maraîcher à la micro ferme
La production de fruits est également abordable. L’achat d’un jeune pommier greffé coûte environ 20 €, selon la forme choisie. Il faudra ensuite patienter 3-4 ans pour obtenir une première récolte conséquente. Mais par la suite, la production se comptera en dizaines de kilos de pommes, sur une durée d’au moins 30 ans si des conditions de croissance optimales sont respectées. Chaque famille saura estimer le coût annuel de sa consommation de pommes et constatera que le prix d’un pommier est négligeable au regard du prix d’achat moyen des pommes, autour de 2 à 3,50 € le kilo environ selon le circuit de vente (directe ou en supermarché).
Reste à bien choisir les critères du pommier selon les performances recherchées, comme l’on achèterait une voiture. En attendant les rendements escomptés, on peut compter sur des récoltes rapides de fraises, framboises et autres fruits rouges riches en vitamines. Un pied de vigne est très abordable. Certaines variétés naturellement sans pépin produisent un bon raisin de table pouvant être transformé en raisin sec, source de sucre pour de la pâtisserie par exemple.
La production familiale ancestrale de protéines repose sur l’entretien d’une basse-cour ou d’un simple poulailler. Un œuf est réputé pour sa grande richesse nutritionnelle. En effet, les poules domestiques ont la grande amabilité de bien vouloir pondre en moyenne 240 œufs par an, soit un par jour sauf à la saison froide. L’installation d’un poulailler nécessite encore une fois assez peu d’investissements à risque : un enclos sécurisé, un pondoir associé éventuellement à un perchoir, puis une maintenance régulière de l’environnement sanitaire de ces dames.
De l’élevage de poules pondeuses aux poulets de chair il n’y a qu’un pas, puis on se prend à rêver de saucisses de « cochon du jardin ». Une consommation raisonnable de viande issue d’élevage naturel renforce le jeune homme dans son développement musculaire. La vertu de force s’incarne aussi à travers une jeunesse virile et dynamique, loin de l’idéologie vegan.
De même, l’apiculture est un art qui nécessite un degré supérieur de compétences et un supplément d’espace. D’autres petits animaux, lapins, ovins, caprins, chats et chiens ont chacun un rôle spécifique qui peut contribuer à l’équilibre et à la réussite d’une micro-ferme familiale.
La production de céréales est plus exigeante. Pour être véritablement rentable, que ce soit pour l’alimentation humaine ou animale, elle nécessiterait un investissement plus lourd en équipement mécanisé.
C’est alors que le troc et le partage de compétences peuvent être élargis auprès d’une communauté villageoise, en ville ou à la campagne. De même la participation à des bourses de graines ou toute occasion de partager des connaissances avec ses voisins, peut susciter des vocations spontanées ou professionnelles permettant aux enfants de s’investir pleinement pour le bien de la société.
Chouchouter et transformer les produits de son jardin est également une ascèse pour ceux qui s’engagent dans cette voie. Car si l’école accorde aux enfants des vacances l’été, c’est traditionnellement pour aider les parents et les voisins aux moissons, non pour bronzer sur les plages des Bahamas !
Néanmoins, la réussite d’une telle aventure est fondée sur un « partenariat stratégique » entre l’homme et son environnement naturel. Elle comprend son lot de mystères biologiques à découvrir, de planification culturale à élaborer en famille et parfois d’échecs à partager aussi. L’homme reste soumis aux lois de la nature qui ne sont pas toujours aussi prévisibles et intelligibles qu’il le souhaiterait. C’est ainsi, selon saint Thomas d’Aquin, que l’homme tire toute connaissance du sensible : l’humilité du bon sens paysan naît de l’expérience personnelle au contact d’un environnement nourricier régi par la loi naturelle.
Le travail d’équipe est une clé majeure de réussite. L’expérience commune du travail par la réunion des talents multiples de tous les membres de la famille, des grands-parents aux enfants même petits, permet à tous une prise de conscience nouvelle des forces de vie qui jaillissent de la terre, et engendre une cohésion familiale qui transcende les difficultés : un pour tous, tous pour un ! Les enfants qui font grandir une petite plante, qui prennent en charge un animal, se préparent peu à peu à s’engager pour la défense de la Vie, de sa conception à sa fin naturelle.