Placements abusifs d'enfants : une justice sous influence
De nombreuses familles sont confrontées à l’épreuve toujours douloureuse du placement de leurs enfants en dehors de chez eux, et l’ouvrage de Christine Cerrada, Placements abusifs d’enfants : une justice sous influence aux éditions Michalon, fournit un éclairage intéressant et pertinent sur la question. Cette avocate qui milite dans l’association L’Enfance au cœur y mène une enquête vraiment sans concession sur le système français de protection de l’enfance.
De nombreux dysfonctionnements
Dans ce livre qui aurait mérité une plus grande audience, l’auteur met au grand jour les nombreux dysfonctionnements du système en s’appuyant sur une dizaine d’exemples concrets qui laissent le lecteur perplexe, pour ne pas dire plus, sur la façon dont est rendue la justice des mineurs et sur la compétence des professionnels de l’Aide sociale à l’Enfance (l’ASE qui a remplacé la DDASS). En effet, ceux-ci privilégient dans leur mission d’assistance éducative, le placement des enfants à l’extérieur de la famille, le plus souvent dans des centres spécialisés.
Les moyens dégagés par les pouvoirs publics pour la protection de l’enfance sont considérables : 8,4 milliards d’euros en 2018, dont 8 milliards à la charge des départements, le solde étant assumé par l’État. Le nombre d’enfants concernés par des mesures de protection était de 330 000 en 2018, chiffre en augmentation régulière de l’ordre de 3 % par an en moyenne depuis une vingtaine d‘années, dont la moitié fait l’objet d’une mesure de placement en dehors de leur famille. D’après l’Inspection générale des Affaires sociales, la moitié de ces placements aurait pu ou dû être évitée, ce qui signifie que pour un enfant « maltraité » qui a pu être « sauvé » en le retirant à sa famille, il y en a un autre dont la trajectoire a basculé parce que le système de protection de l’enfance n’a pas agi avec le discernement requis et a pris ainsi la responsabilité de le voir s’engager dans une voie dont il risque de ne pas se relever.
Des agissements en opposition avec la législation française et la jurisprudence européenne
La législation française, prise à la lettre, ne paraît pourtant pas encourager ces dérives. D’après l’article 375 du Code civil, les mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées par la justice si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur sont en danger ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises. Rappelons que les mesures d’assistance éducative peuvent être mises en œuvre en milieu ouvert, y compris dans la famille de l’enfant qui fait alors l’objet d’un suivi socio-éducatif.
L’article 375-1 de ce Code précise même que le juge des enfants doit toujours s’efforcer d’obtenir l’adhésion de la famille et se prononcer en stricte considération de l’intérêt de l’enfant ; et l’article 375-2 ajoute que chaque fois qu’il est possible, le mineur doit être maintenu dans son milieu actuel. Ces dispositions sont, dans la pratique, interprétées par les juges en totale contradiction avec la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme, en l’occurrence très bien inspirée, selon laquelle le placement d’un enfant en dehors de sa famille est une mesure qui ne peut être prise que pour une raison « extraordinairement impérieuse ».
Une absence de contrôle
Des dizaines de milliers de familles sont, chaque année, privées de la présence de leurs enfants parce qu’une situation familiale, le plus souvent banale, a été montée en épingle par un système socio-judiciaire qui dérive sans aucun contrôle. Il est surprenant de constater la facilité avec laquelle une enquête sociale peut être déclenchée : il suffit d’un appel téléphonique signalant une « information préoccupante » passé au 119 par l’école, le médecin, l’hôpital, un proche malveillant ou mal informé, le parent qui n’a pas la garde de l’enfant, un voisin plus ou moins bien intentionné ou même d’un signalement anonyme, pour que le service départemental d’Aide sociale à l’Enfance décide en effet d’ouvrir une enquête.
Celle-ci est le plus souvent confiée à une association privée qui va émettre des préconisations qui seront largement suivies par le juge des enfants. Ces recommandations sont orientées vers le placement des enfants en dehors de leur famille, par exemple dans un foyer géré par l’association, ce qui met celle-ci dans une situation de conflit d’intérêt évidente en étant à la fois prescripteur et fournisseur, et en réduisant l’enfant au rôle de « client », pour ne pas dire de cobaye, voire de victime. Les associations se partagent ainsi le généreux budget alloué à l’ASE, dont la Cour des comptes a eu l’occasion de juger la comptabilité opaque.
Il faut malheureusement insister sur le biais psychologique qui imprègne les rapports d’enquête sociale. Ceux-ci utilisent les mêmes termes et les mêmes clichés pour incriminer les familles après un examen superficiel de la situation, le plus souvent à charge, qui laisse une large place à la psychanalyse. Les parents sont vite considérés comme atteints du « syndrome d’aliénation parentale », concept psychologique qui ne repose sur aucun fondement scientifique. L’enfant qui souffre d’un trouble du neuro-développement comme l’autisme peut se retrouver placé car ce trouble va être mis sur le compte de l’éducation qu’il reçoit. Les juges pour enfants reprennent la plupart du temps, dans leurs décisions, les termes des rapports d’enquête. En cas d’appel, les jugements de première instance sont le plus souvent confirmés quand ils ne sont pas aggravés. Les exemples concrets décrits dans le livre illustrent bien l’obstination dont font preuve les enquêteurs et les juges pour justifier à tout prix les mesures d’éloignement des enfants de leur famille.
Des dégâts considérables
Les dégâts provoqués par ces placements abusifs sont pourtant considérables. L’enfant privé de l’affection de ses parents va être pris en charge dans une famille ou le plus souvent dans un foyer, avec des éducateurs plus ou moins bien formés à cette tâche, et sera exposé aux risques de mauvais exemples, de violence, de drogue, d’échec scolaire, ce qui peut entraîner une aggravation de son état, sans parler des fugues et des suicides qui sont malheureusement fréquents. En outre, les parents qui ont été ainsi privés de la garde de leurs enfants, vont être disqualifiés aux yeux de ceux-ci, ce qui rendra d’autant plus difficile leur éventuel futur retour à la maison, qui n’est le plus souvent envisagé par les juges que comme une lointaine échéance.
Quelques commentaires
Cette analyse de la protection judiciaire de l’enfance est intéressante et instructive même si le parti pris féministe de l’auteur est de nature à en altérer quelque peu la portée. Celui-ci insiste lourdement sur l’avantage donné aux hommes sur les femmes dans ces procédures, ce qui reste tout de même largement à démontrer. Un peu plus de volumétrie sur ces placements abusifs eût été bienvenu mais nous pouvons faire à l’auteur le crédit de l’absence de sources disponibles. L’on ne peut en tous cas, qu’être marqué par la multiplicité des acteurs impliqués (cellule de recueil des informations préoccupantes, service de l’ASE, du Conseil départemental, associations, juges pour enfants, juges d’instruction, procureurs, services de protection judiciaire de la jeunesse) et leur irresponsabilité quant aux conséquences des mesures prises. Il serait intéressant de voir comment mettre en cause la responsabilité de l’État du fait du fonctionnement défectueux de la justice des mineurs, voire même la responsabilité pénale personnelle de beaucoup de ces acteurs.
Nous pouvons aussi regretter que l’auteur ne mentionne pas les causes les plus fréquentes du déclenchement de ces enquêtes et des mesures d’assistance éducative qui en sont la conséquence, à savoir la mauvaise éducation des enfants et la division des familles. Les enfants sont, en effet, les premières victimes de la mésentente entre leurs parents, a fortiori quand celle-ci va jusqu’à la séparation. Les divorces vécus comme facteurs d’épanouissement des enfants relèvent évidemment beaucoup plus de la fausse communication que de la réalité. Ces enquêtes et ces placements abusifs soulignent en creux le rôle primordial que doivent jouer la famille et au premier chef les parents, dans l’éducation et l’épanouissement des enfants et la fonction subsidiaire, voire même résiduelle, de l’État dans ce domaine. Nous pouvons aussi ajouter à l’intention des parents un conseil de prudence dans leur comportement afin de ne pas exposer leurs enfants au risque d’un signalement qui serait effectué à tort et déclencherait une enquête aux suites imprévisibles.
En écho à ces dysfonctionnements de la protection judiciaire de la jeunesse, il est permis de rappeler la déclaration faite par un Garde des sceaux à qui un journaliste demandait, au moment où il quittait ses fonctions, ce qu’il avait retenu de son passage place Vendôme : « J’ai compris qu’il valait mieux ne jamais avoir affaire à la justice ». Sage conseil. Nous pourrions ajouter que la famille doit, en tout état de cause, primer sur cette justice dévoyée.
