Le 4 mars 2024, la France a inscrit dans sa Constitution le droit à l’avortement. Le 10 avril, le projet de loi sur l’accompagnement des malades et de la fin de vie est arrivé à l’Assemblée nationale, présentant une ouverture à l’aide active à mourir. L’homme moderne continue de fabriquer sa morale sans aucun égard pour Dieu… ni pour lui-même. Mais que dit l’Église ?
Une Église en sortie, mais pas n’importe où
L’Église vit une triste époque où plus rien ne semble à l’abri d’une remise en cause. Tout est en débat dans l’Église, sa doctrine, sa morale et jusqu’à sa constitution divine. Le synode sur la synodalité en est l’illustration parfaite et Fiducia Supplicans la dernière conséquence la plus effarante. Aucun effort ne semble épargné pour s’aligner sur le monde moderne en abandonnant toute trace de la Tradition catholique. Et pourtant, il reste encore des pierres d’achoppement avec la « morale » moderne, comme l’avortement et l’aide active à mourir. Deux sujets sur lesquels l’Église ne semble pas prête à la moindre concession. Mais qu’est-ce qui pousse le pape François à faire rentrer son Église « en sortie » à la maison quand on aborde ces sujets ? Un retour à la Tradition ?
Le pape et les évêques contre l’avortement et l’aide active à mourir
Le pape François s’est exprimé plusieurs fois sur ces sujets sans jamais modifier son approche. En septembre 2023, lors de sa visite à Marseille, c’est même devant Emmanuel Macron et tout un parterre de politiques qu’il avait déploré « le sort des enfants à naître, rejetés au nom d’un faux droit au progrès, qui est au contraire une régression de l’individu ». Dans le même discours il clamait aussi son opposition à toute forme d’euthanasie, alors que le chef de l’État ouvrait précisément le débat sur la fin de vie.
Dans la même ligne, les évêques de France ont cherché par tous les moyens à peser sur le débat public, rappelant sans cesse la nécessité de développer les soins palliatifs plutôt que de donner la mort et d’accompagner les personnes en détresse au lieu de supprimer les enfants à naître. Pourtant, on peut regretter dans toutes leurs déclarations, le soin qu’ils ont pris à s’insérer dans le débat comme simples interlocuteurs, en mettant davantage l’accent sur des arguments ad hominem, pour éviter une condamnation ferme et définitive au titre de la loi divine. Dans sa déclaration du 29 février 2024, la Conférence des évêques de France fait-elle ainsi état de sa « tristesse » devant le vote des sénateurs sur l’inscription de l’avortement dans la Constitution. Elle « rappelle » que l’avortement demeure une atteinte à la vie en son commencement et « regrette » que le débat engagé n’ait pas évoqué les dispositifs d’aide à celles et ceux qui voudraient garder leur enfant. Elle conclut en affirmant qu’elle sera « attentive » au respect de la liberté de choix des parents décidant de garder leur enfant et de la liberté de conscience des médecins et de tous les personnels soignants dont elle salue le courage et l’engagement.
Mgr Vincent Jordy, membre de la délégation des évêques de France auditionnée le 24 avril 2024 par la commission parlementaire chargée du projet de loi sur la fin de vie, garde la même stratégie. Il commence par rappeler qu’il s’agit d’une question délicate et préfère parler du serment d’Hippocrate plutôt que du commandement de Dieu, lorsqu’il désigne l’interdit « Tu ne tueras pas » comme structurant dans notre civilisation. Enfin il fait état de « l’inquiétude » des évêques de France devant les possibles glissements qui pourraient suivre la loi. Il affirme qu’ils ont très clairement exprimé leurs « réserves » par rapport à la loi, aux portes qu’elle ouvre et aux conséquences qu’elle pourrait avoir à moyen et long terme.
Tristesse, inquiétude, réserve… la délicatesse des évêques de France pourrait finalement porter à confusion. S’agit-il d’une simple position prudentielle de l’Église ou d’une condamnation ferme et non négociable pour elle ?
Le fin mot de l’histoire : Dignitas Infinita
C’est dans ce contexte que le Dicastère pour la Doctrine de la Foi, dirigé par Mgr Victor Manuel Fernandez, a publié le 8 avril 2024 la déclaration Dignitas infinita sur la dignité humaine. En projet depuis près de cinq ans, le texte a été remodelé une dernière fois en février dernier pour insérer plusieurs paragraphes sur les « graves violations de la dignité humaine de notre époque », parmi lesquelles on retrouve les deux sujets qui nous occupent. Le document est important car il expose la raison doctrinale de l’opposition de l’Église à l’avortement et l’euthanasie, indépendamment du débat public français. Le raisonnement est simple : le fait d’être créé à l’image de Dieu confère à l’Homme une dignité intrinsèque infinie (§1-2), renforcée par le fait qu’il serait, par nature, appelé à vivre dans l’intimité de Dieu. Cette approche, explicitement inspirée du personnalisme (§13), reprend également l’idée du père de Lubac dans son livre Surnaturel, faisant de la vision béatifique la fin naturelle (et non surnaturelle) de l’homme.
Cette dignité dite « ontologique » est inaliénable et indépendante de la dignité dite « morale » qui, sans être niée, passe au second plan. Enfin, la dignité morale elle-même est conçue comme l’exercice de la liberté humaine selon sa propre conscience (§7 et 16), plutôt que le respect objectif du plan de Dieu sur nous.
Cette perception permet de comprendre pourquoi le Dicastère pour la Doctrine de la Foi permet de bénir des couples homosexuels mais condamne l’avortement et l’aide active à mourir. L’homosexualité n’entache que la dignité morale de l’Homme, et encore rarement, contre le jugement de sa propre conscience. L’avortement et l’aide active à mourir sont une atteinte directe à sa dignité ontologique « qui transcende toutes les distinctions sexuelles, sociales, politiques, culturelles et religieuses » (§11).
Les droits de l’Homme plutôt que les droits de Dieu
Doté de cette dignité intrinsèque infinie, l’Homme brille de mille feux, au point de proclamer paradoxalement son indépendance vis-à-vis de Dieu lui-même, qui en est pourtant le principe et la fin. Car la dignité de l’Homme serait source de droits : droit d’agir selon sa liberté et sa conscience (§16 et 31), droit à la liberté religieuse (§31). À ce titre Dignitas Infinita se rapporte à la Déclaration des droits de l’homme de 1948 comme à la référence absolue en la matière, et commémore avec respect son 75e anniversaire (§2,14,23,24 et 63).
Du point de vue des principes, on est loin d’un retour à la Tradition.